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Et si dans la bande dessinée le texte n’était qu’un prétexte, s’il était implicite qu’un scénario n’était écrit que pour justifier ou mettre en situation un univers plastique, à l’image de notre société où le paraître s’est substitué peu à peu à l’âme ? C’est une réflexion qui occupe mes lectures, mes soirées, et ces nombreux moments passés à tromper ma solitude devant l’écran d’un ordinateur derrière lequel le petit monde de la bédé s’en donne à cœur joie pour abonder dans mon sens, à son corps défendant.

Je suis une éponge. La curiosité m’anime. Pas toujours très saine. Je regarde les uns et les autres s’exprimer, se dénuder, je m’abreuve ; les réseaux sociaux sont des champs illimités de possibilités d’analyse. J’intègre les données, je tente de comprendre les motivations de tout un chacun, j’en tire des conclusions. Auteurs, libraires, éditeurs et lecteurs, chacun y va de son couplet, persuadé d’une haute pertinence au moment d’appuyer sur le bouton « envoyer ». Les groupes sont formés, comme dans les partis politiques, il faut avoir sa carte, attendre patiemment de pouvoir prendre du galon, et gare aux francs tireurs.

Outre le fait de faire figure d’exutoire, les réseaux sociaux servent aux dessinateurs à partager leurs travaux en cours et effectuer quelques mouvements de triceps entre deux cases. Prière de j’aimer. Publier un dessin est un exercice taillé sur mesure pour Facebook puisqu’il suffit d’un coup d’œil pour l’appréhender. C’est une manière de caresser son public dans le sens du poil et de la rapidité d’exécution de sa télécommande à roulette. En revanche, je n’ai jamais eu l’occasion de lire un essai de scénario. Est-ce parce que les scénaristes sont suffisamment intelligents ou résignés pour anticiper le peu d’écho que susciterait un statut avec plein de lignes de texte dedans, ou bien est-ce que personne n’aime écrire dans la bande dessinée ? J’exagère le trait mais même les « auteurs complets » ne parlent jamais d’écriture, mais toujours de dessin. Pire, la plupart (et non des moindres, en terme de reconnaissance) commettent des fautes invraisemblables dans la rédaction des quelques mots dont ils nous honorent. Tout y passe, de la désormais classique confusion entre infinitif et participe passé des verbes du premier groupe jusqu’à l’énervant « après que » suivi du subjonctif, en passant par l’utilisation abusive du mot « conséquent » et un chapelet de fautes d’orthographe qui trahissent un manque de technique de base littéraire justifiant plutôt mal une profession de scénariste (ai-je oublié la confusion entre les adjectifs démonstratifs et les pronoms personnels réfléchis ?). Pour parfaire le tableau, je n’ai jamais lu aucun libraire bédé (et très peu d’éditeurs) à l’orthographe irréprochable, loin s’en faut. Mais la bande dessinée est ainsi faite qu’on pardonne plus facilement une faute de syntaxe qu’une erreur de perspective, qu’on est plus facilement enclin à fustiger un dessin moche qu’un texte écrit avec les pieds. Je ne crois pas du reste que le nombre de fautes qui jalonnent les livres publiés ici et là incombe seulement au manque de budget des éditeurs afin de pourvoir en leur sein un poste de correcteur (même en free-lance). Non, je suis certain que tout le monde s’en fout royalement. Et tant que les lecteurs ne se plaignent pas…

Le fétichisme d’une belle partie de ces derniers vient apporter de l’eau à mon moulin. Je ne reviendrai pas sur ce que je pense des séances de dédicace des festivals de bédé, je me suis déjà exprimé sur le sujet ici-même. Pourtant, et même si la présence de scénaristes est parfois assurée dans les salons, il ne viendrait jamais à l’idée de personne de demander un texte original à un auteur pour accompagner son paraphe sur un album qu’on lui tendrait fébrilement à bout de bras. Celui-là suffit amplement, pourvu qu’un dessin prenne vie à ses côtés sur la page de garde. Je ne les blâme pas, même si les dessinateurs seraient les premiers à sacraliser leur œuvre, ne fût-ce qu’un croquis sur une feuille de brouillon. La plupart auraient tendance à conserver toute production, du moindre coup de crayon jusqu’à la planche originale, beaucoup ne lâcheraient rien. Mais qui se soucie d’un bout de papier griffonné à la hâte par un scénariste ? Qui ira faire les poubelles pour récupérer l’ébauche d’un bout de phrase. Le rapport avec les mots est tout de suite moins charnel, moins physique, forcément plus mental qu’avec celui de la représentation graphique.

Comment s’indigner alors du fait que la bande dessinée compte toujours et encore de nombreux détracteurs dans les milieux éducatifs et culturels, y compris ceux issus du monde du livre ? Comment s’étonner que des intellectuels arborent un petit sourire lorsqu’on leur parle de narration séquentielle, de neuvième art ? On s’est débrouillé pour entretenir l’illusion, celle, par exemple, qu’un dessinateur (certes au talent hors norme) pouvait remplacer au pied levé un scénariste de génie pour écrire des histoires humoristiques mettant en scène des gaulois et se déroulant en Gaule et dans d’autres pays alentour ; l’illusion qu’il suffisait d’avoir un certificat d’études et de savoir écrire une carte postale de vacances pour tutoyer les sommets (ou même ses contreforts) de la littérature illustrée. Le contraire ne s’applique pas ; un scénariste doué comme Fabien Vehlmann, sachant de surcroît dessiner en dédicace, n’a jamais eu l’outrecuidance de s’improviser dessinateur professionnel et de réaliser lui-même la mise en scène de ses histoires. Comme quoi il y a deux poids deux mesures : l’exigence d’un apprentissage unanimement conférée au graphisme ne s’applique pas au texte, ou rarement. Le scénariste de bédé est un inventeur d’histoires, pas un styliste ; l’imagination et la science du rebondissement sont ses seules obligations contractuelles, on ne lui demande pas de se prendre pour Marcel.

Pourtant. Pourtant l’écriture se travaille comme le dessin. Elle se peaufine avec le temps. Il faut des années d’apprentissage, de travail et de pages noircies pour espérer trousser une phrase digne. Il faut avoir lu les autres et compris les fonctionnements et pièges de la langue pour espérer pondre un cartouche rédigé convenablement… qui sera avalé tout rond et aussi vite oublié par le lecteur lambda. À l’instar de cette phrase attribuée tour à tour à Renoir et Picasso et que je rapporte de mémoire : « ce dessin m’a pris cinq minutes mais j’ai mis toute ma vie pour le parfaire », la technique d’écriture s’acquiert au gré des années qu’on lui a consacrées. Et c’est à cet endroit que la logique devient imparable et que les paragraphes se rejoignent : le lecteur est (considéré comme) un lecteur de bédé (grand enfant) dont l’objectif d’acheteur est de se divertir. Mais pas question de le prendre pour un con, il est expert en qualité graphique. On tient le nœud du problème, je vais tenter de le défaire.

Prenez Blacksad, une des séries porteuses du moment. Une identité graphique hors du commun ; des scénarios à pleurer. Je prends pour exemple le tome 3, Âme rouge, au sein duquel le scénariste projette de développer en cinquante quatre pages l’avancée du nucléaire, le maccarthysme et la chasse au sorcières. Excusez du peu. Personne ne lui a tenu vraiment rigueur d’une ambition difficile à conjuguer avec le peu de place mis à sa disposition, de ce mauvais dosage et développement embryonnaire (enfantin ?) d’un sujet a priori intéressant. Les ventes du tome quatre ont explosé, celles du tome cinq promettent un score exceptionnel. Pourtant, on tient avec cette série le maître étalon de ce qui est dramatique et préjudiciable en matière de bande dessinée, pour peu que l’on souhaite l’ériger en art. La qualité du dessin et des couleurs, l’ingéniosité des auteurs à abriter des caractéristiques psychologiques propres aux humains derrière la forme de personnages animaliers, font passer allègrement la pilule d’une faiblesse d’écriture et d’approfondissement littéraire évidents.

Qu’importe. On me signale que la génération de « la nouvelle bande dessinée », ayant fait des émules et rendu la bédé plus en phase avec une pensée contemporaine a réinventé le genre, lui a rendu ses lettres. J’aimerais y croire. Et j’en reviens (même si je ne mets pas tout le monde dans un pauvre panier) au déficit de langage et de technique d’écriture constaté à de nombreuses échelles. Les auteurs qui se réclament de cette génération ont pour la plupart fréquenté les beaux-arts et autres écoles de bande dessinée. Sont-ils seulement passés par l’école tout court ? Je lis à longueur d’années des « romans graphiques » dont la pauvreté de langage n’a d’égale que la faiblesse des arguments qui sont censés entretenir un tant soit peu l’émotion. Le rapport est inéquitable, et je doute que le temps consacré à inventer (ou tout du moins reproduire) une écriture demeure égal à celui passé à penser la mise en scène. Et si je pars du sentiment que le langage oral s’appauvrit, que l’idée se dissimule derrière des formes d’interjection à caractère définitif, des cache-misère du type « voilà », que le fond disparaît au profit la forme, comment douter que l’état de la bande dessinée ne puisse rester des plus flatteurs lorsque son écriture est confiée à des auteurs qui se contentent d’essayer seulement de parler correctement ?

Pourtant, mes collaborateurs et clients me sont témoins de combien je l’aime et la défends. Ils savent que si je suis souvent rude avec elle, c’est le signe que j’en attends beaucoup, sans doute beaucoup trop… Des œuvres existent, des chefs d’œuvres aussi. Ils sont là pour nous rappeler que l’excellence des mots et des idées peuvent s’inviter sur les tables et dans les bibliothèques d’« illustrés ». Que ni la jeunesse, ni l’âge adulte ne sont dupes, que le hasard n’a pas plus de place que l’approximation si l’on a fait le choix d’être bon, en connaissance de cause. L’acte écrit ne doit plus être le parent pauvre de la bande dessinée et ne peut plus se situer en tant que faire-valoir d’un style épatant de dessin. Aux éditeurs de refuser la négligence. À eux de se perfectionner et de guider les auteurs en ce sens. Ils sont trop souvent embauchés pour leur faculté à lire le langage du dessin. Et s’ils tâchaient maintenant de savoir lire ?