Page 60Case 1

Plan de la première page imprimée tenue à deux mains par Mehdi.

De : <poly56@gmail.com>

Sujet : Tempête à Port-Donnant

Pour : Moi <ninie@enquoicameconsterne.net>

Ma Ninie,

je te connais assez pour savoir que tu vas me trouver ridicule. De toute façon, je crois qu’il y a longtemps que tu as découvert qui se cachait derrière ce pâle anonymat et d’ores et déjà jugé pathétique mon manège. Aussi vais-je tenter de t’expliquer pourquoi j’ai joué à ce jeu maladroit depuis des mois, sachant pertinemment que tu ne serais pas dupe.

Pour te l’avoir présenté, tu n’es pas sans savoir que je suis en affaire avec qui tu sais. Malgré ce qu’on a peut-être pu te raconter, dans son esprit, nous travaillons toujours main dans la main. Dans sa quête éperdue d’art et d’argent, mes réseaux sont devenus indispensables à sa réussite. Or, bien des choses ont changé, à commencer par moi.

Les crimes commis me révoltent autant que toi, j’imagine. Et pas plus que toi je ne savais quoi faire pour retirer mes billes. Il se trouve qu’une partie de l’entourage du « grand homme » n’est pas aussi dévouée que le pense ce dernier. Des opposants au régime se tiennent près de lui et prêts à le prendre à revers au moment voulu. Pourquoi ne sont-ils pas encore intervenus ? Il s’agit là de stratégie politique dont je t’épargne les détails, mais sache que des nations majeures observent de près l’évolution des choses. On ne fait pas d’omelette, etc.

Case 2

Gros plan de la tête de Mehdi qui écarquille les yeux et murmure :

– Eh bé…

Case 3

Même plan que case 1, la page 2 du texte :

Ces gens-là ont pu m’approcher et il ne leur a pas été difficile de me convaincre de poursuivre l’action entreprise depuis le début. C’est pourquoi je n’ai pas fait dans la finesse. Je me doutais que tu te doutais, c’était pour moi un moyen de te faire fuir tout en rassurant les commanditaires qui m’avaient chargé de te surveiller. Tu l’as deviné, je conduis le carrosse sur des œufs.

Mais ces jours derniers, quand bien même le contexte diplomatique a évolué, les « conseillers de l’ombre » m’ont convaincu de la nécessité financière de terminer l’œuvre qui t’a été commandée. De ma position et grâce à mon carnet d’adresses ainsi qu’à cette complicité, je suis en mesure de doubler nos amis et faire monter les enchères. Devant le scepticisme de pays majeurs sur l’échiquier politique, on sait qu’il y a de fortes probabilités que la situation internationale se fige alors que la révolution ne peut attendre plus longtemps. Elle a besoin de s’armer de manière efficace pour contrer les assauts du régime et libérer le peuple. Aussi quelques millions peuvent-ils s’avérer décisifs et salutaires pour mener à bien le combat.

Plus que jamais, ton talent est une bouée de sauvetage. Pour tout un peuple.

Par souci de sécurité, réponds-moi uniquement à cette adresse mail. Les enjeux sont énormes et je danse sur un fil…

Avec tout mon amour,

Marcello

Case 4

Mehdi de profil gauche, toujours assis sur la bitte, Ninie lui faisant face. Plus loin, la route s’élève et on peut distinguer le panneau indiquant la sortie de Palais côté ouest. Mehdi ricane :

– Marcello ?

Ninie, flegmatique :

– Oui, c’est comme ça que l’appelait sa maman d’origine italienne. Cela dit, il s’est toujours pris pour Mastroianni, avec son air détaché. Enfin, maintenant il l’est un peu moins…

Mehdi :

– Quoi ?

Ninie :

– Détaché.

Case 5

Même plan que case 8 page précédente. Mehdi se relève, un bras en appui sur la bitte, tendant les feuillets de son autre main à Ninie, et dit :

– Bon. Tout ça reste un peu obscur pour moi. Il va falloir m’expliquer, tu ne crois pas ?

Case 6

Plan sur Ninie qui se saisit des pages, le visage irradié par une expression amoureuse :

– Bien sûr, ballot. T’aurais-je montré ceci sinon ?

 

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Case 1

Extérieur nuit, le quai désert de l’Acadie. Vue en plongée sur le port comme prise de l’étage du restaurant de la page 32. Une demi-lune est dessinée dans le ciel que contemplent Ninie et Mehdi, assis l’un à côté de l’autre de dos au bord du quai (lui à gauche, elle à droite), les pieds ballants au-dessus de l’embarcadère. Mehdi a revêtu un caban et Ninie couvert ses épaules d’un drap de laine sans doute trouvé dans le barda du marin. Il a passé un bras autour de son épaule. Leurs ombres produites par la lueur des réverbères s’étalent devant eux et se prolongent sur les eaux. Elle dit :

– Maintenant tu sais tout, depuis la page 1 jusqu’à ce soir.

Mehdi semble abasourdi :

– Je n’ai pas de mot… C’est incroyable…

Case 2

Contrechamp en contre-plongée, comme vu depuis le fil de l’eau. Un réverbère inonde la case de lumière et Mehdi et Ninie apparaissent comme deux silhouettes en ombre chinoise. Il a la tête tournée vers elle et poursuit :

– Mais tu es qui, toi ? Léonard de Vinci ? Tu sais tout faire, ma parole ! Je ne peux pas croire à un truc pareil… Le robot quatre en un, voilà comment je vais t’appeler, ha ! ha ! ha !

Case 3

Plan rapproché sur eux de profil, Ninie au premier plan blottie dans la couverture, Mehdi la couvant d’un regard attendri, les hauts murs de la citadelle en fond. Il poursuit :

– Je ne savais même pas que Monet avait peint à Belle-Île. Pour le reste, évidemment…

Elle répond doucement :

– Dis-toi que j’ai connu Al-Issad bien avant les répressions, avant même qu’il dépense le moindre dollar de ce côté-ci de la planète.

Case 4

Même plan. Mehdi :

– Moi qui pensais que pour ces gens Picasso n’était qu’un modèle de voiture…

Ninie :

– Pas assez haut de gamme, la Picasso. Trop peuple…

Case 5

Même plan que case 2. Mehdi se relève péniblement en caressant les cheveux de Ninie. Il demande :

– Bon sang, Ninie ! Comment t’es-tu débrouillée pour en arriver là ?

Elle :

– Le principe de l’engrenage… Il a toujours payé rubis sur l’ongle.

Case 6

Il tourne en rond sur le quai en se grattant la tête alors que Ninie n’a pas bougé. Il réfléchit à voix haute :

– Mouais. Je peux comprendre ça. La vraie question c’est : faut-il croire Marcello et lui faire confiance ? Si tu lui remets la toile, c’est lui qui empoche le pactole, non ?

Elle tranche :

– Tu peux retourner le problème dans tous les sens, il nous est impossible de contrôler ce que fera Marcel une fois la toile entre les mains. En revanche, il n’aura rien sans rien, si tu vois ce que je veux dire… Révolution ou pas, je vais négocier ferme.

Case 7

Il est revenu vers elle, le journal dont il s’est saisi dans une main, le doigt de l’autre pointant la feuille de chou, et déplore :

– Après, comment anticiper l’évolution politique d’une situation bien alambiquée ? Il n’y a aucun élément de réponse là-dedans, aucune piste valable…

Elle, grelottante :

– Ça ! Les journalistes ne sont plus là pour relater les faits. Ils se contentent de commenter l’effet…

 

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Case 1

Même angle que la case 1 de la page précédente, mais en plan rapproché. Mehdi aide Ninie à se relever en lui tirant sur le bras. Il dit :

– Allez, viens. Ne reste pas là, tu vas attraper la mort.

Case 2 (grande case)

Ils remontent la rue des Remparts, les corps presque soudés l’un à l’autre. De l’autre côté du muret du bord de rue, sur leur gauche, l’océan reflète le clair de lune et se confond avec un ciel particulièrement étoilé. On distingue aussi les lueurs rouges du phare de l’île de Houat.

Case 3

Toujours enlacés, ils marquent une halte devant la librairie associative Liber & Co dont ils contemplent l’étalage derrière de simples fenêtres de maison. Plan de trois quarts dos qui permet de découvrir quelques livres : Proust, Échenoz, Harrison… Mehdi annonce, comme après mûre réflexion :

– Je connais peut-être une porte de sortie…

Case 4

Plan de l’intérieur de la librairie. On les voit à travers la vitre de fenêtre toujours absorbés par les couvertures tandis que Mehdi poursuit :

– Je me rappelle un endroit en Auvergne où personne ne peut raisonnablement avoir l’idée de nous rechercher. Là-bas, il y a plus de vaches au mètre carré que de cow-boys.

Case 5

Ils ont gagné le parking du haut de Palais, au croisement de la rue des Remparts et de la rue Willaumez, et ont stoppé leur marche devant une Méhari orange capotée. Mehdi tient la porte avant de droite ouverte, invitant Ninie à pénétrer dans l’habitacle. Ils se regardent avec intensité. Mehdi enchaîne :

– C’est une région sauvage et belle. Comme toi… Nous pourrions y couler des jours heureux…

Case 6

Ils sont installés dans l’auto, Mehdi au volant, Ninie à sa droite. On les voit de face, à travers le pare-brise de la Méhari. Ils se regardent encore. Ninie, un peu gênée, articule :

– Nous ?

Mehdi semble offusqué :

– Quoi, Ninie ?! Tu ne crois pas que je vais te laisser tomber maintenant ?

Case 7

Gros plan sur Ninie alors que l’auto manœuvre en marche arrière. Des larmes coulent sur son visage et elle lâche timidement :

– Je… Non.